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«Les prisons sont la tache aveugle de la société»

Édition n° 91
Mars. 2012
La santé en milieu carcéral

Cinq questions à Catherine Ritter. Une dizaine d’années de clinique au service médical de la prison de Champ-Dollon (Genève) et un parcours dans l’humanitaire, des activités de santé publique et des projets de recherche dans le milieu carcéral (en Suisse et en Allemagne) permettent de jeter un regard diversifié sur la santé carcérale.

Qu’avez-vous retenu d’essentiel de vos années de pratique clinique en milieu carcéral?

J’ai suivi des individus dans une grande souffrance, en collaboration avec une équipe infirmière solide et compétente, et des professionnels du réseau des addictions à l’extérieur de la prison. Cette intervention était cependant centrée sur un aspect curatif, sans avoir les moyens d’inscrire systématiquement ces traitements sur un long terme ou dans une perspective de réintégration. Pour ceci, une approche interdisciplinaire avec les acteurs du milieu pénitentiaire est nécessaire. Il en est de même pour la santé publique: sans travail concerté avec les autorités de l’établissement, l’influence sur le cadre ou la structure de vie n’est pas possible. Si on prend l’exemple de l’insomnie, soit vous l’abordez par le biais de la prescription médicamenteuse, donc isolément, soit vous réfléchissez avec des professionnels du milieu pour y remédier. La promotion de la santé ne relève donc pas des seuls professionnels de la santé, elle englobe l’ensemble des acteurs du milieu.

Qu’est ce qui a principalement changé dans votre perception de la santé carcérale?

Les prisons sont la tache aveugle de la société. Je ne m’en suis aperçue qu’après avoir cessé la clinique, car je faisais alors moi-même partie de cette tache. De par la distance et de nouvelles activités, deux éléments sont devenus évidents: tout d’abord, les situations humaines sont souvent plus complexes et extrêmes en matière de souffrance que dans d’autres centres de soins. Ensuite, les professionnels sont isolés des réseaux extérieurs, que ce soit dans les activités de prévention (des associations ou professionnels spécialisés d’un domaines sont rarement présents en prison) ou lors de l’échange de pratiques (formations continues, cercles de qualité, supervision). Il en résulte un appauvrissement de part et d’autre: en prison on se prive de moyens et d’échanges stimulants et formateurs qui permettent d’évoluer en quinconce avec les innovations à l’extérieur et, à l’extérieur, on continue à travailler en ignorant l’existence d’une partie de la population.

Vous encouragez donc les professionnels «intra-muros» à rencontrer ceux qui exercent à l’extérieur?

Oui, car il faut s’interroger régulièrement sur ce qui contribue, dans notre pratique professionnelle, à écarter la prison du reste de la société, en la considérant comme un autre monde, coupé, éloigné. On arrive à cette situation courante, même en Suisse, où l’on doit alors tout recréer ou repenser en prison, alors que nous disposons d’approches de santé publique qui ont fait leurs preuves par ailleurs. La politique drogue illustre bien ce phénomène, avec la mise en pratique, très rare, de ses 4 piliers en milieu carcéral et, en particulier, celui de la réduction des risques.

A vous entendre, on comprend qu’il y a des différences importantes entre la pratique en milieu carcéral et d’autres spécialités en médecine.

Oui, plus qu’ailleurs, nous sommes amenés à travailler en concertation avec des professionnels qui ne sont pas issus des milieux de la santé. Cela demande un effort de communication et de compréhension mutuel. C’est aussi ce qui rend le travail passionnant! Concrètement, nous devons exercer selon les critères de qualité et de principes éthiques habituels, en nous adaptant aux caractéristiques d’un milieu particulier, mais en restant en continuité avec les approches de santé pour l’ensemble de la société, sans constituer un monde à part. C’est un juste équilibre à trouver.

Il faut donc développer l’interdisciplinarité et considérer la prison comme faisant véritablement partie de la société. Ce sont là vos perspectives pour l’avenir?

Pour ce qui est de l’interdisciplinarité, nous sommes déjà actifs dans le présent, avec la plateforme de réflexion et d’échanges sur les questions d’addictions en milieu carcéral, par le biais du GREA (www.http://www.grea.ch/plateformes/plateformes-prisons). Il reste pourtant à créer un lieu pour construire, communément entre acteurs concernés, des solutions concrètes dans des situations complexes, comme par exemple la remise des traitements par les agents de détention.

D’autres perspectives sont la formation des professionnels dans le domaine de la santé, la recherche et le regard de la société sur les prisons.

Les professionnels du milieu pénitentiaire ont des interrogations en matière de santé, certains sont amenés à exercer des tâches qui relèvent habituellement des professionnels de santé, mais sans base légale ni formation. L’acquisition de compétences est donc nécessaire, tant auprès des cadres que des agents de détention. Ensuite, la recherche est essentielle pour proposer des interventions de santé publique appropriées, décrire le milieu et le faire connaître, afin de réduire ce phénomène de tache aveugle du milieu carcéral justement. Et finalement, l’histoire a montré les déviances et le rôle extrêmement négatif que peuvent exercer les prisons sur des individus, voire des groupes entiers. Un regard extérieur, par des citoyens, des politiciens ou des chercheurs notamment est fondamental, pour contrecarrer encore une fois l’isolement et prévenir la survenue de telles dérives.

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